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Ce que ce télégramme prouve (si on suppose que Hoare n'est pas tombé sur la tête et que c'est sur ordre qu'il tient un discours aussi indigne d'un diplomate et d'un patriote), c'est que Churchill est aux abois, craignant fort que Hitler tienne sa parole de
Mein Kampf et n'attaque pas l'URSS avant d'avoir, d'une manière ou d'une autre, neutralisé l'Angleterre. Ainsi, les troupes massées en Europe de l'Est pourraient tout aussi bien déferler sur l'Irak via la Turquie (alors facilement achetable) et la Syrie pétainiste, et pourraient même, sans bouger ni se départir de leur intention d'attaquer l'URSS, faire chuter le gouvernement Churchill rien qu'avec cette menace.
C'est bien une telle crainte qui semble s'exprimer, du moins ne vois-je pas d'autre explication, non seulement lorsque Hoare intoxique Hohenlohe, mais lorsque le duc de Hamilton est recruté par les services secrets pour répondre, enfin, à la lettre d'A Haushofer du 23 septembre. Il s'agit de faire croire qu'il y a bien des appeasers qui intriguent contre Churchill et sont sur le point d'aboutir : il serait donc, pour le Reich, de la dernière maladresse de frapper comme de menacer le Royaume-Uni chez lui ou sur la route des Indes. Cela sauverait Churchill au moment où il est en perdition.
C'est là une vision extrêmement neuve, que j'ai mis moi-même des années à accepter, et à intégrer dans mes analyses. Mais il y a aussi des leçons plus générales à tirer de cette affaire : sur notre méconnaissance persistante de cette guerre, dans ses articulations les plus essentielles. Ici se combinent deux grands facteurs : l'extrême originalité du nazisme (en grande partie parce qu'il découle d'une folie individuelle), et la guerre froide immédiatement consécutive au conflit. Car autant on voit très bien Churchill et Staline discuter de leurs magouilles respectives avec l'Allemagne en entrechoquant des verres de vodka et de whisky si l'affaire s'était terminée paisiblement, autant, avec les froissements est-ouest immédiats, l'éternisation des cachotteries était de mise.
Quant au choc Delpla-Kersaudy d'hier sur Passion-Histoire, il est lourd également de leçons générales. Je rapatrie donc celle-ci
C'est une querelle vieille d'un siècle qui resurgit, celle du positivisme. A la suite de Langlois et de Seignobos, les positivistes ont accouché d'une histoire au ras des documents, censés dégager par eux-mêmes une trame chronologique très sûre. Berr, puis Febvre et Bloch, puis Braudel ont mis l'accent sur la synthèse, et sur le décloisonnement des sciences humaines. La vérité du document devient relative, il ne prend sens que dans un ensemble.
Avec le nazisme, de surcroît, on ne peut jamais faire l'économie d'un très savant décryptage. Le mensonge est un constituant de base de ses discours, comme de ses actions. Et il présente des degrés très divers de complexité. La sincérité même n'est pas exclue, et il convient de la repérer quand elle existe, la méconnaître étant, pour l'historien, tout aussi grave que de se laisser avoir par un mensonge.
L'histoire du nazisme se dégage très péniblement de son cocon positiviste depuis une vingtaine d'années.
Et le principal inconvénient du positivisme, c'est qu'une fois sa version construite en assemblant les documents disponibles à l'instant t, il devient très intolérant aux nouvelles pièces qui s'inscrivent mal dans son schéma.