alias marduk a écrit:Sauf que justement le document du 24 est explicite sur la part de chacun et qu’il établit sans le moindre doute la paternité intellectuelle de Rundstedt puisque le journal indique pour ce qui est attribué à Rundstedt :
« (le Führer) est tout à fait d’accord avec la « conception » (de v.Runstedt), (à savoir) que l’Infanterie devrait attaquer à l’est d’Arras, (tandis que) les troupes rapides, au contraire, la ligne Lens-Béthune-Aire-Saint-Omer-Gravelines atteinte, peuvent être arrêtées, pour "saisir" l'ennemi pressé par le groupe d'armée de terre B »
Tandis que l’ordre ( et par prudence je cite François page 48 de « la ruse nazie » ) indique :
« Par ordre du fuhrer, l’attaque doit être poursuivie à l’est d’Arras vers le nord ouest par les VIIIe et IIe corps, el liaison avec l’aile gauche du Hgr B. En revanche, au nord-ouest d’Arras, la ligne générale Lens-Béthune-Aire-Saint-OmerGravelines ( ligne des canaux ) ne doit pas être dépassée.
Il appartient à l’aile ouest de regrouper toutes les forces mobiles et de laisser l’ennemi buter contre la ligne citée qui offre une position de défense favorable »
La totalité du haltbefel est donc proposée par Rundstedt
Quatre problèmes ruinent votre raisonnement et vous amènent à commettre un joli contresens:
1/ vous vous appuyez sur une citation partielle du journal de marche du Groupe d'Armées A, alors qu'une lecture plus attentive de l'entier document permet d'aboutir à une interprétation différente;
2/ corollaire de ce qui précède, vous ne vous apercevez même pas d'une différence majeure entre ce journal de marche et l'ordre émis par le
Führer au sortir de la conférence;
3/ enfin, vous ne songez pas à le confronter à la totalité des autres documents (dont, notamment, le journal du colonel Jodl, qui accompagne le
Führer au Q.G. de Von Rundstedt, et la Directive 13 émise peu après);
4/ plus généralement, vous ne tenez pas compte du contexte, et plus précisément de l'état d'esprit de Von Rundstedt.
Qui plus est, votre analyse littérale de quelques lignes à peine d'un document vous fait oublier un léger détail: sa brièveté. Vous avez causé de votre expérience pro, permettez-moi de causer un peu de la mienne: j'ai moi-même l'habitude de rédiger des compte-rendus, et je vous garantis que retranscrire complètement par écrit une heure de réunion ne tient pas en quelques lignes, mais en quelques pages.
Or, l'extrait du journal de marche que vous citez est particulièrement concis, voire laconique, j'ajouterais: lapidaire. J'irai jusqu'à dire que son auteur donne l'impression de noyer les responsabilités de chacun: Hitler
"approuve" une idée et la
"souligne" en ajoutant deux autres motifs, mais le document n'affirme rien littéralement sur les responsabilités de Von Rundstedt, en attendant l'ordre final qui sera délivré. Il n'y a nulle phrase du style:
"Le commandant en chef du Groupe d'Armées A propose au Führer
..." Bref, ce qui se dégage (et ce n'est que mon avis perso), c'est que l'auteur du document ne semble pas assumer ce qui ressort de la conférence.
Mais reprenons dans l'ordre.
Tout d'abord, je l'écris et je le répète, car vous n'avez pas été en mesure de le réfuter: Von Rundstedt, les 23 et 24 mai 1940,
n'affiche pas une grande certitude dans son appréciation de la situation, et donc dans sa stratégie. Certes, il lui arrive de redouter une ou plusieurs tentatives de percée des assiégés mais, dans l'après-midi du 23 mai, le responsable des
Panzer, Von Kluge, lui assure que la situation n'est
"aucunement" tendue et Rundstedt, en réponse, lui fait part de sa
"satisfaction".
Dans la journée, l'un des chefs de
Panzer alors subordonné à Von Kluge, le général Von Kleist, a certes mentionné ses inquiétudes (50 % de ses blindés seraient hors d'usage), mais, d'une part, a obtenu un supplément de matériel très rapidement et, d'autre part, son message d'alerte a été reçu et lu par Von Rundstedt
avant que ce dernier n'ait été rassuré par Von Kluge. Von Rundstedt, du reste, s'est borné à le remettre au chef de la 4.
Armee, ce qui ne témoigne pas d'un véritable souci de sa part quant aux soucis provisoires de Von Kleist (sans parler du fait qu'il n'est nulle fait mention de l'autre groupe blindé, dirigé par le général Hoth).
Von Rundstedt est si peu soucieux à ce titre qu'il consent avec Von Kluge d'accorder aux blindés une pause
limitée à une journée pour réorganiser le dispositif et les faire rejoindre par l'infanterie, si bien qu'il est expressément prévu que l'avance reprendra le 25. Certes, dans la soirée, son chef d'état-major sonne l'alerte: la situation est plus grave qu'il n'y paraît, il est à redouter d'importantes tentatives de percée de la part des assiégés.
Cependant, ce message n'est suivi d'aucune directive nouvelle amendant l'ordre de "recollement" émis à 20 h. En l'occurrence, le haut-commandement du Groupe d'Armées A se limite à appeler Von Kluge à la prudence, mais sans remettre en cause ce qui vient d'être décidé.
Bref, je le répète:
rien, absolument
rien n'établit que Von Rundstedt nourrit alors le projet d'interrompre l'avance des blindés le 24
sine die. Tout au plus cherche-t-il à faire preuve de prudence.
A ce titre, contrairement à ce que vous écrivez, le compte-rendu de la conférence du 24 mai avec Hitler retranscrit par le journal du Groupe d'Armées A ne le dément certainement pas. Von Rundstedt, tout d'abord, n'a pu manquer de faire part à Hitler de l'existence de l'ordre de "recollement" de la veille. Mais le document est vague, pour le moins:
"[le Führer] est tout à fait d’accord avec l'idée que l’infanterie devrait attaquer à l’est d’Arras, les troupes rapides, au contraire, la ligne Lens-Béthune-Aire-Saint-Omer-Gravelines atteinte, peuvent être arrêtées, pour aufzufangen [attraper, capturer, saisir]
l'ennemi pressé par le Groupe d'Armée B". S'agit-il d'une approbation de l'ordre de "recollement" de la veille? D'une idée différente? Cette idée a-t-elle été proposée par Von Rundstedt après l'exposé de situation? Ou découle-t-elle de l'entretien avec le
Führer, d'un genre de brainstorming qui aurait peu à peu, minute après minute, amené les parties à y parvenir? D'ailleurs, serait-on en présence d'une idée initiale (les blindés peuvent être stoppés) transformée, lors de la réunion, en une idée plus élargie (les blindés peuvent être stoppés pour cueillir les Alliés pressés par le Groupe d'Armées B)? Contrairement à ce que vous affirmez, le document ne permet pas trancher sur aucune de ces interrogations, et l'on en est réduit à des hypothèses.
De surcroît, l'idée en question ne correspond nullement à l'ordre d'arrêt qui sera délivré une heure plus tard et se rapproche davantage de l'ordre de "recollement" de la veille. En effet, il est indiqué que si l'infanterie
doit attaquer, les blindés, eux,
peuvent simplement être stoppés
"pour [attraper/capturer/saisir] l'ennemi pressé par le Groupe d'Armées B". Ce n'est pas franchement affirmatif, surtout si l'on se rappelle que les chefs de blindés, eux, veulent absolument aller de l'avant et ne privent pas toujours de le faire (même un Kleist ne va pas jusqu'à réclamer une pause), et, à bien y réfléchir, ce n'est même pas strictement incompatible avec l'idée de
aufzufangen les Alliés rabattus par le Groupe d'Armées B (lesdits chefs de blindés peuvent très bien entamer des "reconnaissances lointaines", comme l'a déjà fait Guderian, pour
aufzufangen l'ennemi). Plus je relis le document en version allemande, plus le terme
aufzufangen, d'ailleurs mis entre guillemets, me paraît en lui-même équivoque.
A ce stade du raisonnement, il me faut citer le journal du colonel Jodl, qui accompagne Hitler à cette occasion et note: Hitler
"ist sehr erfreut über die Massnahmen der H.Gr., die sich ganz mit seinen Gedanken decken" (
Tribunal militaire international de Nuremberg, vol. XXVIII, p. 433), ce qui, après traduction, donne: Hitler
"se réjouit des mesures du Groupe d'Armées, qui coïncident exactement avec ses pensées". A toutes fins utiles, voilà qui répond à votre expression
"coïncidence incroyable": nous avons là un document qui parle lui-même de coïncidence...
Surtout, le journal de Jodl mentionne des
"mesures" et non une simple
"idée", ce qui ne plaide pas du tout en faveur de votre thèse. Les seules et uniques
mesures prises à cette date et à cette heure, en effet, ne sont autres que l'ordre de "recollement" de la veille. Il n'est pas impossible que Jodl ait mentionné des mesures
envisagées par Von Rundstedt, mais cela ne reste qu'une hypothèse. Quant à la formule
"die sich ganz mit seinen Gedanken decken", elle prouve, à tout le moins, que Hitler s'était fait sa propre idée de la situation, ce en faveur d'une pause, indépendamment de Von Rundstedt, et donc avant la conférence. La circonstance que le
Führer soit ravi, enfin, achève d'établir qu'
il n'est pas simplement convaincu par une plaidoirie de Von Rundstedt, comme vous l'écrivez, mais qu'il est tout heureux de trouver un général qui, lui aussi, souhaite faire une pause.Le journal de Jodl est cependant des plus laconiques, et il importe de revenir alors au journal du Groupe d'Armées A. Car la suite du document est plus limpide. Elle révèle que Hitler souligne deux éléments qui vont donner un tout autre sens à
"l'idée" selon laquelle les blindés peuvent simplement être stoppés, deux éléments qui vont faire muer le "peuvent" au "doivent", et ce bien au-delà d'une journée:
-
"la nécessité de ménager les forces blindées pour les opérations commandées", autrement dit les opérations futures;
-
"un autre rétrécissement de l’espace d’investissement entraînerait une restriction très indésirable de l'activité de la Luftwaffe".
Ces deux éléments, propres à Hitler (et non à Von Rundstedt), sont tout sauf
"accessoires", comme vous l'écrivez un peu vite. Eux seuls permettent de déterminer avec une absolue certitude que l'ordre d'arrêt qui se cristallise alors prévoit une interruption de l'avance des chars
sine die, d'une part pour les ménager à de futures opérations (dans le sud), ce qui implique non seulement leur repos, mais leur redéploiement, d'autre part pour leur éviter d'être victimes des raids de l'aviation teutonne (ordonnés par la Directive 13). C'est pourquoi l'ordre d'arrêt formulé peu après mentionne, de manière infiniment plus affirmative, que les
Panzer doivent être stoppés.
En d'autres termes, l'extrait du journal de marche (combiné avec d'autres documents tels que le journal de Jodl), pour concis soit-il,
témoigne discrètement d'un glissement au cours de la conférence: d'une "idée" qui ressemble beaucoup à l'ordre de "recollement" (pause des blindés pendant 24 heures), on passe à une directive beaucoup plus ferme et générale, fondée sur d'autres motifs, et cette fois formulée expressément par Hitler.
Bref, la simple lecture du document ne permet certainement pas de conclure avec une certitude que Von Rundstedt aurait proposé et imposé à Hitler (puisque vous en faites le père de l'ordre d'arrêt, à l'exclusion totale de Hitler) le
Haltbefehl tel qu'énoncé vers 12 h 30. La lecture que j'avance, et qui me semble parfaitement plausible, diffère largement de ce que vous en déduisez, et présente le mérite d'être contextualisée, outre d'être confrontée à davantage d'autres documents que votre théorie.
J'ajoute que vous ne réfutez pas sérieusement mes arguments intéressant les souhaits de Hitler avant la conférence. Comme l'atteste la formulation du journal de Jodl, et comme il le ressort manifestement du journal de marche, Hitler fait part d'une coïncidence de pensée avec l'idée d'une pause,
il en est même très heureux - c'est donc qu'il était déjà de cet avis avant la conférence (dans le cas contraire, les documents indiqueraient que le dictateur est convaincu par Von Rundstedt, ce qui n'est pas le cas). Mais Hitler va saisir l'occasion pour aller bien plus loin que l'ordre de "recollement", et émettre un ordre d'arrêt
sine die. Il ressort des documents, tant de la veille que du jour même, que Von Rundstedt n'est pas allé jusqu'à émettre pareille proposition: il était surtout incertain, et n'avait jusque là rien fait pour décommander la directive de la veille (du reste, il plaidera en faveur d'une reprise de l'attaque le 26 mai, démentant ainsi l'ordre d'arrêt du 24).
Pour rappel, et à titre accessoire: la conférence dure moins d'une heure (et non pas une heure, comme vous l'écrivez un peu vite). Sur une question de cette importance (et je parle moi-même d'expérience), qui passe tout bonnement d'une décision d'ordre local et tactique à un revirement stratégique de grande envergure, je vous garantis que c'est relativement court... Vous pensez le contraire, soit, mais permettez-moi de ne pas être convaincu.
J'arrête là, je pense avoir répondu à toutes vos affirmations par la même occasion (mais n'hésitez pas à me reprendre).