Post Numéro: 2863 de François Delpla 06 Déc 2016, 12:37
Nous avançons, vous dis-je ! Pas très vite, j'en conviens, mais nous ne restons pas immobiles non plus.
De l'idée que mon interprétation (que partagent plus ou moins Costello et quelques autres, dont certains ici même) serait fausse, nous sommes passés, sous le clavier d'Alain notamment, à l'idée qu'elle manquerait de preuves. Ce qui signifie (et Alain l'a écrit) que les preuves avancées pour justifier d'autres thèses ne sont pas valides ou pas décisives. Le jeu resterait ouvert... en attendant l'Arlésienne des archives permettant de relier l'attrition des blindés au Haltbefehl, que le même Alain cherche depuis dix ans avec la lanterne de Diogène.
Je vais résumer, en réponse à Soxton, ce qui me permet de considérer les explications militaires, toujours peu claires d'ailleurs, comme clairement fausses.
Les actes de Hitler ? Mais c'est d'abord le Haltbefehl lui-même ! Eppur si muove, Et pourtant elle tourne ! "Si Hitler voulait hâter la paix, il avait un moyen sûr, faire prisonnière l'armée anglaise, le gouvernement Churchill n'y aurait pas survécu !" C'est ce qu'ont dit plusieurs, c'est ce que Frieser, qui ne l'avait pas dit dans son livre de 1995 ni dans son article de 2000, faute sans doute d'avoir lu Costello et de se sentir tenu de lui répondre, a fini par déclarer à la presse allemande en 2013, confirmant qu'il ne comprenait rien à Hitler. A elle seule, cette déclaration de 2013 est une preuve que le débat progresse, fût-ce à une allure de glacier.
Hitler a raisonné autrement, c'est un fait. L'idée de Liddell Hart qu'il freine pour favoriser un embarquement britannique et une paix ultérieure avec la Grande-Bretagne est fausse puisque l'heure de l'embarquement était passée, à cause de Churchill qui n'en voulait pas, et que ce même embarquement a suivi une brusque volte-face du même Churchill, rigoureusement imprévisible par l'ennemi. Reste que l'attitude du chef allemand a permis de rétablir la possibilité de cet embarquement.
L'argument d'ailleurs se retourne : quitte à rouler sur les jantes comme la DS du général de Gaulle au Petit-Clamart, Hitler (s'il pensait que la capture de son armée donnerait le coup de grâce à Churchill) devait tout faire pour boucler dès le 24 mai l'encerclement de l'armée de terre britannique, et étanchéifier la poche au plus vite, quitte à bourrer l'infanterie de pervitine (pour parler comme un livre à la mode), et quitte à écraser de son mépris les cadres que la petite contre-attaque de Franklyn à Arras avaient fait douter, s'appelassent-ils Rommel. Une ou deux générations plus tard, il aurait pu les railler de n'avoir pas compris que Franklyn était une tortue !
Il aurait dû aussi rameuter ce qu'il pouvait d'U-Boote et de vedettes rapides, quitte à les sacrifier, pour ruiner tout espoir d'évasion maritime. C'est visiblement autre chose qui se passe ! Nous avons là matière à une conclusion solide : Hitler n'a pas considéré que la capture de l'armée anglaise servait ses intérêts.
C'est là, précisément, un fort indice qu'il garde présente à l'esprit sa conception initiale du futur de l'humanité : un sain rétablissement de la hiérarchie des races avec une Allemagne et une Angleterre se partageant une hégémonie mondiale, sur le cadavre de la puissance française (tout en lui laissant son territoire et ses colonies, pour ne pas inquiéter Londres; il suffisait de ruiner son prestige militaire, et de la dominer économiquement). Cette conception est prouvée par sa continuité même, depuis Mein Kampf jusque tard dans la guerre. Mon édition des Propos de 1941-42 en a démontré la permanence, jusqu'à la veille de Stalingrad. L'aristocratie anglaise fait l'objet d'une admiration sans borne et le fait qu'elle se soumette au "demi-américain ivrogne et enjuivé" d'un éternel étonnement et d'une impatience quotidienne.
Une erreur encore très fréquente, qui envoie sur de fausses pistes à propos du Haltbefehl (et dans laquelle Frieser tombe à pieds joints), consiste à penser que la déclaration de guerre anglo-française du 3 septembre 39 le surprend et le contrarie. Là encore, le contraste entre le discours et les actes est flagrant. Il est bien obligé de faire semblant d'être contrarié... puisqu'il a décidé de jouer les victimes (en particulier en mettant cette guerre sur le dos des Juifs). C'est lui prêter bien peu de sens juridique et politique que de croire qu'il ne mesurait pas les conséquences de son agression contre la Pologne, conséquences très clairement rappelées par Daladier et Chamberlain. Mais alors, s'il les mesurait... son programme passait par une guerre avec l'Angleterre, et pas seulement avec la France !
Résultat des courses : il est en guerre avec la France pour l'écraser, et avec l'Angleterre... pour l'épargner.
Il n'y a pas de raisons de prendre au sérieux ses ordres d'attaque à partir de novembre 1939, ni les motivations des directives qui les accompagnent. Il s'agit seulement d'habituer les esprits à l'idée qu'après la Pologne le spectacle continue. Tout en orientant par petites touches les plans, à partir d'une resucée de Schlieffen, vers une percée décisive dans la région de Sedan (dont Hitler lui-même commence à parler dès novembre). L'idée qu'il découvre seulement en février les idées de Manstein sur la question fait partie des bévues classiques qui obscurcissent la question du Haltbefehl. Il surveille son armée beaucoup plus étroitement que cela.
La percée de Sedan disloque irrémédiablement l'armée française, tout en épargnant l'anglaise. Reste à faire la paix. Chose impossible si l'Angleterre, à l'abri dans son île, a l'impression que l'Allemagne lui est hostile et n'a tenu un discours antisoviétique dans les années 30 que pour tromper l'Occident, qui aurait été son véritable ennemi. Dans ces conditions, la Grande-Bretagne attendrait au moins d'être forcée chez elle pour envisager un armistice. Oui mais... Si on lui fait savoir assez tôt qu'on l'aime toujours et qu'on ne veut pas entamer la France , on rend cette paix très tentante, pour une puissance en déclin dont les Etats-Unis et le Japon, boostés par la dernière guerre, contestent la suprématie et menacent les colonies. C'est ce qu'on fait savoir le 6 mai par Dahlerus, interlocuteur habituel de Halifax.
Göring annonce que, si l'armée allemande s'empare de "la côte belge et de Calais", la paix deviendra possible, à bas prix et à condition d'être signée vite. Calais est investie le 23 mai.
Franchement, quelqu'un pense-t-il encore que tout cela n'a rien à voir avec l'ordre d'arrêt ?
Avant que Costello n'exhume au Quai d'Orsay un écho de la conversation Göring-Dahlerus, on avait des excuses de n'en pas tenir compte, même si Benoist-Méchin, implicitement confirmé par Reynaud avait levé un coin du voile en 1956. Après, non.