Le cousin de Jacques Doriot, installé aux États-Unis, mit ses talents de financier au service de Vichy. Avant d'être récupéré par le FBI.Georges Doriot en 1931 sur le pont de l’«Ile-de-France», qui relie New York au Havre. © Bettmann/CorbisPour le Wall Street Journal, il est l'une des dix personnalités qui ont changé le monde de l'entreprise. Pour la chaîne publique de télévision américaine PBS, il fait partie de ces hommes qui ont fait l'Amérique au même titre que Henry Ford, Samuel Colt, Walt Disney ou Thomas Edison. La prestigieuse école française de commerce HEC organise tous les deux ans des journées de débats qui portent son nom. Fondateur de l'Insead, la grande école privée de management, il est considéré comme étant le père du capital-risque. Les économistes l'ont surnommé "l'Alchimiste". Il s'appelle Georges Doriot.
Derrière le financier de renommée internationale se cache un personnage des plus sulfureux. Le directeur du FBI J. Edgar Hoover était convaincu que l'Alchimiste était un agent secret nazi. Il n'était pas le seul. Les services de renseignements américains (OSS), le Trésor américain, la Police montée canadienne, le MI5 et le MI6 britanniques l'étaient aussi. Plus d'une centaine d'agents secrets alliés consacrèrent plusieurs années à le traquer dans le cadre d'une des premières grandes enquêtes financières de la Seconde Guerre mondiale. L'affaire a été étouffée pendant près de soixante ans. Elle n'est accessible que depuis l'an 2000, lorsque le président Clinton a ordonné à l'administration américaine de déclassifier les derniers documents top secret concernant la guerre. Aux Archives nationales américaines, historiens et chercheurs peuvent désormais se plonger dans une vingtaine de grosses boîtes grises qui renferment les secrets de l'étonnante histoire de Georges Doriot, industriel, blanchisseur et agent secret.
Réseau de sociétés offshoreFrançais naturalisé américain dans les années 30, Georges Doriot appartient à l'élite de Boston. À l'automne 1939, le FBI intercepte des câbles qu'il adresse à un haut dirigeant de Worms - Cie, Gabriel Le Roy Ladurie, "un homme très dangereux". "Les câbles sont en français et codés. (...) Doriot signe ses messages Allen", note le FBI. Le 31 août 1939, Gabriel Le Roy Ladurie, futur directeur de la Synarchie à Vichy, lui écrit : "Sauf décision contraire de ma part, et pour des raisons que vous comprendrez, je souhaite que nous ne correspondions plus par courrier ni par câble. Si vous devez m'écrire personnellement à propos de vos affaires privées, procédez par allusions." Le FBI découvre que l'Alchimiste est au centre d'un réseau de sociétés offshore monté avec la banque Worms - Cie afin de dissimuler, entre autres, l'argent de Laval, chef du gouvernement de Vichy. Le général Donovan, directeur de l'OSS, note en 1942 : "Dans le cadre d'une possible localisation des fonds de Pierre Laval et de son groupe aux États-Unis, nous avons lancé une enquête, il y a quelques mois, sur les activités de Georges F. Doriot et des sociétés d'investissement qu'il contrôle. Voici un bref résumé de cette enquête : Doriot est un citoyen français naturalisé, il réside aux États-Unis depuis vingt ans. Depuis près de dix ans, il agit dans ce pays et au Canada comme représentant de la firme Worms - Cie de Paris (...) la principale agence financière du gouvernement allemand en France.
Depuis plus de cinq ans, les principaux dirigeants de la firme et leurs associés se présentent comme proches des intérêts bancaires et industriels allemands. Plusieurs mois avant l'effondrement de la France, ils s'employaient activement à prendre le contrôle de firmes industrielles françaises au nom des Allemands." Le rapport souligne qu'aucun résident français aux États-Unis ne tient à fréquenter Doriot en raison de ses "tendances fascistes". L'OSS affirme que, dans des interventions publiques, Doriot déclare que le mode de vie allemand est supérieur à toute forme de démocratie. De son côté, le FBI fait état d'une correspondance secrète, pendant la guerre, entre Georges Doriot et son cousin Jacques Doriot, fondateur du parti fasciste PPF.
"Dangereux ennemi étranger""Brillant, mais peu fiable". Début 1941, le FBI note que l'Alchimiste a rencontré "un dangereux ennemi étranger", le baron Friedrich Thassilo Krug von Nidda, fidèle serviteur du Reich. Peu après cette rencontre, Doriot demande l'autorisation d'acheter une usine d'armement aux États-Unis qui, selon le FBI, "possède des brevets (...) d'une réelle importance pour l'effort de guerre allemand". Autorisation refusée. L'enquête du FBI n'empêche pas Doriot d'intégrer l'armée américaine en septembre 1941 avec le grade de lieutenant-colonel. Responsable du Quartermaster Corps, l'intendance, il a accès à des renseignements stratégiques de premier ordre puisqu'il s'occupe de la logistique et suit de près l'approvisionnement des forces américaines dans le cadre des préparatifs des débarquements en Afrique du Nord et en Europe. Le 6 juin 1942, lors d'une réunion avec un responsable du FBI, le major général George Strong, chef adjoint d'état-major, se dit "très préoccupé par les fuites" d'informations confidentielles émanant du Quartermaster Corps. Il vise l'Alchimiste.
Le 23 octobre 1942, Strong adresse ses recommandations au chef d'état-major : "Doriot est extrêmement intelligent. D'une certaine manière, il est brillant, mais il a la réputation d'être rusé, peu fiable et définitivement déloyal envers ses employeurs dès lors que ses propres intérêts sont en cause. Des preuves montrent qu'il est irréductiblement pronazi par son attitude, et certaines de ses déclarations dans le cadre de diverses enquêtes se sont révélées absolument mensongères. Il ne fait aucun doute qu'il a agi aux États-Unis en tant qu'agent d'intérêts français qui ne sont pas seulement collaborationnistes, mais aussi contrôlés par les nazis. Dans ces conditions, nous estimons que cette commission doit mettre fin sans délai à ses activités." L'état-major approuve, mais rien ne se passe. Le 5 juillet 1943, le général Strong rencontre deux agents du FBI. Au sujet de l'enquête sur Doriot, il parle de sabotage.
Couvert de décorationsIl dit avoir la preuve que l'Alchimiste est un des financiers des réseaux nazis implantés aux États-Unis. Il évoque un trésor de guerre nazi géré par Doriot et "destiné à financer des agents allemands et des activités subversives". Pourtant, le 24 mars 1943, le secrétaire d'État à la Guerre juge qu'il n'est pas "opportun, pour l'heure, d'adopter des mesures drastiques". On ne touche pas à Georges Doriot. L'enquête est officiellement close en octobre 1943.
À la fin de la guerre, l'Alchimiste est promu général de brigade et couvert de décorations. Le FBI le recrute pour démasquer des espions soviétiques. Dans le même temps, Doriot fait fortune. Il fonde la première société de capital-risque.
Pourquoi a-t-il fallu attendre l'an 2000 pour que soit rendu public son passé d'agent de Vichy ? Est-ce parce qu'il a travaillé pour la CIA durant la guerre froide ? L'Agence s'est-elle servie de ses talents de blanchisseur ?(source : FABRIZIO CALVI - Lepoint.fr)Au plaisir de vous lire
Amicalement