Par Grégoire Kauffmann (L'Express)Jusqu'en 1950, l'Europe orientale a continué d'être une terre de massacres de civils. Dans une synthèse saisissante intitulée L'Europe barbare: 1945-1950, le Britannique Keith Lowe réécrit la suite du nazisme. Couleur sang. Viols de masse, enfants massacrés, villages rayés de la carte en Pologne et en Ukraine. Partisans tués par dizaines de milliers dans les pays Baltes. Minorités juives dépouillées de leurs biens et lynchées par la foule. Epuration ethnique d'un bout à l'autre de l'Europe orientale. C'était en 1947, deux ans après la capitulation allemande. Une orgie de violence au coeur d'un continent transformé en champ de ruines, avec son cortège de spectres humains jetés par millions sur les routes. C'était L'Europe barbare. 1945-1950, titre du grand livre de Keith Lowe, traduit en français après avoir été applaudi en Angleterre et aux Etats-Unis.
Lowe fait partie de ces historiens anglo-saxons quadragénaires et polyglottes qui renouvellent en profondeur notre connaissance du siècle des génocides et des totalitarismes - à l'image de Timothy Snyder, l'auteur de Terres de sang (Gallimard, 2012), fresque glaçante des massacres commis dans l'est de l'Europe entre 1933 et 1945. Cette nouvelle école a su tirer profit de l'ouverture des archives dans l'ex-bloc soviétique, raisonner en termes d'histoire globale et proposer une autre chronologie du conflit. Les tueries précèdent 1939 et l'armistice de 1945 ne met pas fin aux crimes de masse. Lowe compare la Seconde Guerre mondiale à "un superpétrolier labourant les eaux de l'Europe [dont la] course tumultueuse ne s'arrêta que plusieurs années après".
Les haines attisées par l'occupant nazi, la soif de sang, le désir de vengeance font des peuples du Vieux Continent, un mélange hautement combustible. En Pologne, les milices nationalistes sèment la mort dans les régions où la minorité ukrainienne vivait depuis des siècles. En représailles, les Ukrainiens massacrent leur minorité polonaise. La Yougoslavie de Tito, où la cruauté sera à son comble, se venge des Croates oustachis, suppôts de Hitler, en planifiant l'extermination de 70 000 personnes. Des camps de concentration - Theresienstadt en Tchécoslovaquie, Zgoda en Pologne - reprennent du service. Ils accueillent les prisonniers de la Wehrmacht et les civils allemands. Dans Prague libérée, en juin 1945, une ordonnance impose à la population germanophone le port d'un signe distinctif - la croix gammée -, cousu sur le vêtement. Elle lui interdit l'accès aux théâtres, aux restaurants, aux jardins publics, et la soumet au couvre-feu. En Lituanie, en Estonie, en Ukraine, des batailles rangées opposent l'Armée rouge aux forces nationalistes, les Frères de la forêt. Conflit oublié du xxe siècle, cette guérilla antisoviétique durera jusqu'aux années 1950. En Grèce, une autre guerre civile dresse les communistes contre les nationalistes.
La défaite de l'Axe ne met pas fin aux souffrances des juifs. Les pogroms qui secouent l'Europe orientale en 1946-1947 incitent plus de 300 000 d'entre eux à prendre le chemin de l'exil. Comparée au melting-pot qu'elle avait été avant-guerre, la Pologne devient méconnaissable. Avec les massacres et les déplacements forcés de populations, les anciens creusets cosmopolites est-européens font place à des Etats ethniquement homogènes. Phénomène inverse de ce qui avait été tenté au lendemain de la Première Guerre : au lieu de déplacer les frontières pour les adapter aux habitants, les gouvernements déplacent les peuples pour les adapter aux frontières. L'accent mis sur les atrocités de l'immédiat après-guerre ne conduit pas à relativiser les crimes du nazisme au prétexte que les anciens bourreaux seraient devenus des victimes - et les anciennes victimes des bourreaux. Lowe rappelle que la spirale de violence fut une conséquence directe de la barbarie hitlérienne. Reste que cette étude implacable écorne singulièrement le mythe commode d'une Europe débarrassée du Mal après la chute du IIIe Reich.
-----------------------------------------------
Le Livre :Encore un livre sur la Seconde Guerre mondiale ? Plutôt un livre sur toutes les dévastations et les tueries qui se prolongent bien après l'arrêt officiel des combats, en 1945. Si cet ouvrage de Keith Lowe fut justement salué par la presse britannique, c'est aussi parce que, au-delà des chiffres recalculés et des interprétations frauduleuses contestées, il dresse le tableau impitoyable d'un continent européen traumatisé, détruit dans toutes ses fondations, qu'elles soient économiques, sociales ou mentales. Loin des mythes qui louèrent le redressement miraculeux de l'Europe et les unités nationales ressoudées au sortir de la guerre, Keith Lowe, utilisant d'innombrables sources — témoignages, rapports de toutes origines —, les croisant et les corrigeant, dépeint une Europe livrée à l'anarchie, traversée par toutes les formes de criminalité, privée d'institutions, livrée aux atrocités et moralement atteinte pour longtemps (1) .
Les chiffres ? Abstraits à force d'atteindre des proportions inimaginables, ils ne s'accumulent pas dans ce livre pour le simple plaisir de la statistique. Keith Lowe parvient à leur conférer une terrible densité humaine. En janvier 1946, le photographe américain John Vachon est abasourdi par le spectacle de Varsovie détruite à plus de 90 % : « Je n'arrive pas à comprendre comment on a pu en arriver là, écrit-il à sa femme. C'est trop brutal, je n'arrive pas à y croire. » Un article du New York Times en 1945 donnait le ton : « L'Europe se trouve dans un état qu'aucun Américain ne peut espérer comprendre. » Pas même ceux qui, pourtant aguerris, furent stupéfaits par les spectacles apocalyptiques : villes réduites à l'état de squelettes, villages anéantis, famine qui engendre la folie des corps décharnés. Au camp de transit de Wildflecken, fin 1945, les colis de la Croix-Rouge provoquent des émeutes ; à Naples, en Italie, ou à Heerlen, aux Pays-Bas, les soldats américains se voient offrir des filles de tout âge pour une tablette de chocolat, le corps devenant la monnaie naturelle pour se nourrir. Les viols ? Impossible de les comptabiliser, même si certains chiffres sont irréfutables, comme celui de deux millions, au moins, en Allemagne. Les troupes coloniales françaises en Bavière, les troupes soviétiques en Allemagne, les travailleurs libérés, les soldats perdus se déchaînèrent : « Le fait que ces viols continuèrent à se produire plusieurs années après la guerre, écrit Lowe, laisse entendre qu'ils n'étaient pas seulement motivés par le désir de vengeance... » Et de suggérer que le comportement des soldats de retour dans leur pays mériterait à lui seul une autre étude.
Quant aux tueries, certaines motivées par les vieux spectres du nettoyage ethnique ou de l'antisémitisme, elles n'épargnèrent aucune population : Grecs contre Bulgares, Serbes contre Croates, Polonais contre Ukrainiens ou Juifs, apatrides chassés de partout et poursuivis par une soif de sang qui se propagea dans tous les pays qui subirent la guerre. Prisonniers, déportés, combattants, civils : ce sont tous les peuples de 1945 à 1950 qui se déploient dans ce livre stupéfiant, essentiel pour réfuter toutes les instrumentalisations de l'histoire de cette période.
Gilles Heuré - Telerama n° 3297--------------------------------
Qu'en pensez-vous ?A vous lire
Amicalement