Post Numéro: 1 de jutré 09 Jan 2014, 17:04
J'allais avoir 3 ans (en octobre). Mon père était cheminot à Boulogne sur mer : il était aiguilleur et avait été mobilisé sur place (il avait participé à la Grande guerre). Le 19 mai, alors que les armées nazies progressaient rapidement, nous avons été contraints de partir de Boulogne (ma mère, mon frère Michel - il avait 8 ans de plus que moi - et moi-même). Mon père a dû rester. Selon ce que ma mère m'a raconté, nous avons pris le seizième et dernier train qui partait de Boulogne, le 19 mai en début d'après-midi. L'exode bien sûr ... Le train est arrivé à Abbeville le soir. Là, nous avons dormi toute la nuit dans le compartiment; le train était immobilisé. Le 20, le train est reparti vers 9 heures. Quelques instants après, l'aviation allemande a déversé une très grande quantité de bombes sur Abbeville et, inévitablement, la région toute proche. Le train s'est arrêté. Nous sommes descendus et, avec d'autres, nous avons progressé le long de la voie qui mène au Tréport. Plus loin, alors que les Stukas continuaient leur œuvre de mort, un cheminot nous a priés de monter dans un wagon à bestiaux car, disait-il, le train de marchandises allait partir en direction de Woincourt (c'est sur la ligne Abbeville - Eu - Le Tréport). Les bombes continuaient à tomber. L'une d'elles a séparé la locomotive et le tender. Nous étions dans le premier wagon. La secousse a été énorme. Selon ma mère, il y a eu deux morts dans le wagon. Nous sommes descendus sur le ballast. Là, on a constaté que j'avais la tête et le front pleins de sang, avec des traces de cervelle humaine. A l'aide d'un papier, j'ai été prestement nettoyé : je n'avais rien apparemment. A pied, nous avons rejoint une route. Là, un camion militaire français nous a emmenés et déposés à Eu. De là, nous avons rejoint Le Tréport à pied, où étaient domiciliées ma grand-mère - rue Alexandre Papin - et trois sœurs de ma mère.
Je me souviens un peu de notre départ de Boulogne. Mon père nous avait accompagnés à la gare. Je criais, lorsque le train s'est ébranlé "Au revoir, papa ! Au revoir, papa ! ...". L'épisode ABBEVILLE même, je n'ai pas de souvenirs. Peut-être étais-je endormi lorsque le bombe a atteint le tender ? Ou ai-je occulté, tout simplement.
Une abbevilloise a raconté par le menu ce qui s'était exactement passé. Je sais qu'en janvier ou février 1941, on a pu déterminer le nombre à peu près exact de morts : 2500. Environ 800 habitants d'Abbeville. Le reste, c'étaient des personnes qui, comme nous, fuyaient dans l'espoir d'avoir un peu de répit. Cette abbevilloise se nomme Mademoiselle Jacqueline LEGRAND. Son ouvrage s'intitule "Courageuse Abbeville". Il a été réédité trois fois. J'ai pu m'en procurer un exemplaire en téléphonant à la plus grande librairie d'Abbeville : Ternisien je crois, ou Ternisien Leclerc ou Duclerc; je ne sais plus très bien. Je suis entré en contact avec Jacqueline LEGRAND, aujourd'hui âgée de 94 ans. Nous avons échangé des informations. Je lui ai rendu visite une fois. Jesais qu'un journaliste nommé Thierry Nélias (à vérifier), a écrit également un gros ouvrage sur la question.
Plus haut, j'ai écrit : "je n'avais rien apparemment". Sauf que mon dos et mes vertèbres gardent un souvenir désagréables de ce 20 mai 1940. Mais je suis rescapé. Tout le monde ne peut pas en dire autant. Dans l'un des trains qui suivaient le nôtre, se trouvaient des enfants belges et leurs accompagnateurs. Pour eux aussi, c'était l'exode. Pour plus de 300 d'entre eux, Abbeville a été leur tombeau : tous tués net par les bombes hitlériennes qui ont atteint leur train. Bernard Charon. Jumièges.