Post Numéro: 1 de Azuréenne 24 Oct 2012, 19:12
Il s'agit de cahiers d'écolier (le papier était rare) remplis, non tous les jours, mais selon les évènements.
Le scripteur, un juriste de formation qui était de ma famille, s'était replié à une soixantaine de km de Bordeaux, dans sa propriété campagnarde à l'écart d'un village. Très bien informé par l'écoute de la radio suisse et de la BBC, il commente avec pertinence, cette guerre mondiale, tout autant que les faits et gestes des occupants.
Dans le village dont il dépendait, il y a eu des collabos, dans son entourage amical aussi, donc, je ne donnerai pas le nom des personnes ni des petites localités du coin. Lui-même était un Gaulliste fervent dès le début.
12 Nov. 40 - le domaine a failli servir de champ de bataille lors de la débâcle de Juin. Le village se préparait à la résistance : canons et mitrailleuse sur la terrasse, troupes un peu partout. La position de notre propriété, près de la ligne de chemin de fer et près de la rivière, en aurait fait un point de résistance bien placé en cas de combat. Fort heureusement, l’armistice est survenu à temps pour empêcher la bataille à cet endroit.
Ma femme et moi et moi avons l’intention de passer l’hiver ici, où on évitera les difficultés de ravitaillement de la ville. Nous devenons donc paysans et sommes ravis de ce nouvel état, auquel nous sommes d’ailleurs préparés de longue date, puisque nous avons l’habitude de passer presque chaque année six mois entiers ici. Mais passer l’hiver sera pour nous un changement. Je suis content de voir un peu la vie campagnarde en cette saison.
Pour l’instant, nous observons l’heure allemande, en avance de 2 heures sur celle du soleil. Il fait à peine jour le matin à 8 h (nous sommes au 15 Novembre) par contre, la nuit n’arrive qu’à 7 h le soir, et c’est bien agréable.
14 Nov.40 – « L’Occupation » ne se fait pas du tout sentir ici jusqu’à présent. Quelquefois, mais rarement, un Allemand vient acheter des œufs, c’est tout. Cependant, au mois de Juillet, alors que nous avions ici des réfugiés, 150 hommes sont venus camper pendant une nuit dans l’allée. Un officier a couché dans l'ancienne chambre de Maman et 2 sentinelles ont fait toute la nuit les cent pas autour de l’aire. Au village, au contraire, presque chaque famille a un ou deux soldats à loger, blanchir, éclairer, etc.. les plus belles maisons ont été vidées et aménagées pour le logement des troupes et des services : la Kommandantur est dans la maison F... on y a transporté beaucoup de meubles du château. Le drapeau à croix gammée flotte sur la place devant le monument aux morts, délicate attention !
Ils ont fait faire des tranchées, absolument inutiles, aux hommes de 18-45 ans ! Au point de vue propreté et hygiène, ils ont pris des mesures que font crier les villageois, bien qu’elles soient excellentes (vidange des cabinets, balayage des rues, caniveaux, etc.) A part cela, tout le monde reconnaît qu’individuellement, ils sont parfaitement corrects et plutôt sympathiques, rendant parfois de petits services : sciage de bois, etc.
Le pont de chemin de fer est gardé – pas trop sévèrement – mais le jour du passage de Hitler se rendant vers Franco, il était gardé, en haut et en bas, et on ne pouvait passer sur la route pendant toute la matinée, pas plus d’ailleurs qu’aux passages à niveaux.
15 Nov 40 - Quelques cavaliers « occupants » sont venus ce matin et sont repartis aussitôt comme ils étaient venus.
Le 8 décembre, vers 9 h 1/2 (heure allemande) le métayer est venu nous prévenir que des lueurs étaient visibles dans la direction de Bordeaux : en effet, nous avons observé un superbe feu d’artifice et notamment de fusées à parachute d’une luminosité formidable : on les aurait crues toutes proches alors qu’elles se trouvaient au dessus de Bordeaux : cette ville était bombardée par les Anglais et la Bourse était incendiée et de nombreuses bombes faisaient des victimes : depuis lors, Bordeaux a subi de nombreuses alertes et bombardements, surtout du côté des bassins de la basse sous-marine et les chantiers de la Gironde. Les Bordelais supportent avec fort mauvaise humeur cette nouvelle atteinte du sort, et la pensée que les Londoniens en supportent bien davantage ne les console point.
1941 – Depuis le 23 Décembre – et nous sommes le 10 Janvier – le thermomètre est presque constamment au dessous de 0°, il est descendu plusieurs jours à –9 ; les fossés sont gelés. Heureusement, nous avons un peu de bois (nous en avons déjà brûlé 1 brasse 1/2 et il ne nous en reste guère que 1/2 brasse) et nous avons pu nous procurer du charbon. Néanmoins, nous devons être couverts comme des oignons : chandails, bas et chaussettes se superposent. Grâce à un petit poêle, chauffé au charbon, j’arrive à avoir 10° dans mon cabinet d’hiver.
Nous recevons en ce moment des lettres de Bordeaux et de Paris décrivant avec une certaine angoisse les difficultés de ravitaillement, doublées, pour le Bordelais, par l’angoisse des bombardements. On nous demande d’envoyer des volailles, patates, et autres victuailles à n’importe quel prix.
La taxation des produits donne lieu à un « marché noir ». Cette attitude des agriculteurs conforme à la célèbre loi de l’offre et de la demande, démontre à quel point l’esprit de solidarité nationale fait défaut. Au surplus, les paysans sont persuadés que leurs produits sont destinés aux Occupants, et ils ne veulent pas, disent-ils « travailler pour les Boches ». Etat d’esprit néfaste à tous points de vue, car, si les Allemands achètent individuellement beaucoup dans les magasins, ils n’ont pas – pour le moment du moins – procédé à des réquisitions chez les producteurs agricoles, sauf dans la période qui a suivi immédiatement l’armistice.
Janvier 1941
La disette se fait cruellement sentir en ville : un voyage à Bordeaux m’a édifié à ce sujet : les gens maigrissent : pas de légumes, pas de poisson, petite ration de viande les jours où celle-ci est autorisée, pas de beurre, pas de graisse : les restaurants ne sont pas mieux lotis : menu au Louvre pour 16 F : bouillon de légumes, petite rondelle de merlus à la sauce vinaigrette sans huile, macédoine de légumes (petits pois, carottes, taupinambours) avec une vague sauce – une mandarine. Le tout, après absorption, laissant une impression de vide stomacal. Pourtant, on mange bien, généralement, à ce restaurant. J’ai au surplus, reluqué les menus d’autres restaurants du même genre, et c’était nettement inférieur. Les pauvres citadins se plaignent amèrement, sans prendre toutefois la situation au tragique – sauf peut-être les gourmets et gros mangeurs – mais à ceux-là quelques restrictions ne font, en somme pas de mal.
17 Mars 41
Gros événement : toutes les garnisons allemandes des alentours sont parties sans tambour ni trompettes, pour aller se faire pendre ailleurs : le drapeau à croix gammée ne flotte plus devant le monument aux Morts : voici le moment venu d’entreprendre d’offensive « décisive ». On s’attend d’un jour à l’autre à quelque coup de boutoir inédit de Mr Hitler. Va-y-il encore réussir… ou se cassera-t-il enfin le nez sur les dents de la perfide Albion ? Et resterons-nous seulement spectateurs, de cette lutte homérique ?
J’ai visité avec le Maire, le local de la Kommandantur, sur la place de La Roche : ces messieurs s’étaient fort bien installés : bons fauteuils, tapisseries neuves, T.S.F. vastes tables, etc. Quatre officiers sont venus s‘installer à L...... pour remplacer des « partis ». Un épicier prend des airs mystérieux pour dire que les troupes qui étaient à L....... sont maintenant massées sur la ligne de démarcation prêtes à entrer en zone libre : un canard de plus.
à suivre....