Post Numéro: 60 de Azuréenne 07 Nov 2012, 17:39
Suite du cahier :
Le 15 Août, les Aliés, y compris les Français, ont débarqué sur la Côte d’Azur, principalement du côté d’Hyères et St Raphaël. On ne possède pas encore beaucoup de renseignements sur cette opération, qui a évidemment pour but de couper les armées allemandes de leurs bases par jonction avec l’armée américaine de Normandie.
Des réfugiés Normands sont arrivés le 14 Août : ils voyagent depuis deux mois à pied ou en voiture à cheval : ils disent que cet exode a été bien organisé et qu’ils ont partout été convenablement hébergés.
21 Août – Pour ne pas renseigner l’ennemi, les Alliés donnent peu de renseignements sur leurs positions, on sait seulement que la bataille de Normandie est gagnée, les troupes qui résistaient vers Falaise ayant été encerclées et anéanties.
En Provence, l’avance est rapide et ce débarquement paraît être un succès encore plus marqué que celui de Normandie : les Alliés après cinq jours de combat, ont déjà atteint Aix et Castellane et fait plus de 1 000 prisonniers dont un état major.
On est la plupart du temps sans aucune nouvelles. Les journaux arrivent avec 3 ou 4 jours de retard, et la radio étant inaudible 3 jours sur 4.
Depuis samedi 19 des Allemands campent à La Roche sans pouvoir aller plus loin faute d’essence : ils fouillent les maisons pour tâcher de trouver du combustible, réquisitionnent gazogènes et vélos : impossible d’aborder le village à vélo sous peine de confiscation, il est probable qu’une bagarre va avoir lieu entre maquis et Allemands, sale affaire pour les habitants ! Si le coup réussit sans trop de casse, ce sera parfait : mais s’il est raté, il y aura fusillade d’otages. Je reviens du village, les Boches partent après avoir brûlé sur la place leurs vieilles frusques ! Débandade ! Ils ne savent où aller, au nord, les Américains, à l’est le maquis, à l’ouest la mer. Et pas d ‘essence ! Un boucher, T... a été dénoncé aux Allemands comme vendant de la viande au maquis : il a été arrêté et a demandé à voir la dénonciatrice : c’était la femme d’un de ses anciens collègues, S... déjà connue comme mouchardeuse et faiseuse de marché noir (tissus), si elle ne réussit pas à se sauver, elle passera un mauvais quart d’heure. Les S... ont été emmenés ce matin par les FFI.
Depuis hier,les nouvelles sensationnelles se succèdent : d’abord, avance des Américains sur Angoulême et Bordeaux. D’où effervescence au village où l’on prépare les drapeaux. Puis ce matin, annonce d’un débarquement anglais près de Bordeaux et jonction des débarqués avec les Américains. Enfin, cet après-midi prise de Paris par les FFI et les parisiens ! et entrée des Américains à Grenoble ;! C’est 1940 à rebours !
Cette foudroyante victoire a été rendue possible par l’action énergique des FFI : et on mesure encore mieux aujourd’hui la turpitude de l’ignoble Henriot, qui bi-quotidiennement bavait sur ces héroïques patriotes les plus basses injures quant à Laval, il apparaît ou comme un naïf – puisqu’il y a 4 mois il affirmait sentencieusement que l’Allemagne ne serait pas battue – ou comme un traître : cette hypothèse est la plus vraisemblable. Il importe moins, à mon sens, d’accabler Pétain : son geste de 1940 a quand même permis de sauver l’Afrique du Nord et a donné aux Anglais le temps de se préparer, aux Américains d’intervenir : tout le mal qu’a fait son gouvernement provient de la situation fausse dans laquelle il se trouvait par suite des exigences des Boches, qui imposèrent des hommes comme Laval, Henriot, Darnand et Déat. Mais on peut reprocher à Pétain des phrases au moins malheureuses et une sympathie apparente pour le traître Henriot. Il est vrai qu’il a 88 ans !
Paradoxe : ce qui se passe à Angoulême et à Bordeaux, nous le savons par Radio Amérique, transmise par Londres !
25 Août : Deux nouvelles étaient prématurées : libération de Bordeaux et de Paris. A Paris, les combats ont repris et durent encore, mais la division Leclerc et les Américains y sont arrivés et vont liquider le reste des occupants, ceux-ci tirent sur la foule et incendient notamment l’Hôtel Crillon et le Ministère de la Marine, paraît-il.
Pas de courrier depuis plusieurs jours : les trains de voyageurs ne circulent plus. Des quantités de troupes allemandes remontent vers le nord, par chemin de fer et par la route, chassées du Sud-Ouest : mais elles sont encerclées et doivent se masser du côté d’Angoulême ou Poitiers. On ne sait pas du tout ce qui se passe dans cette région, pas plus que du côté de la Côte. Situation assez scabreuse, car ces troupes sont errantes, sans ravitaillement et doivent sans doute vivre sur le pays qu’elles occupent. En somme,toute vie économique, administrative est en suspens depuis 8 jours. Heureusement, la radio marche, mais les nouvelles sont fragmentaires, parfois contradictoires et souvent prématurées.
La Roumanie lâche l’Axe et se retourne, paraît-il, contre les Allemands pour récupérer la Transylvanie qu’elle avait dû céder aux Hongrois sous la pression des Allemands. Les rats quittent le navire en perdition.
On annonce en Suisse que le gouvernement français et Pétain auraient été enlevés par les Allemands ( ?).
26 Août – Hier on a annoncé que le commandant allemand des forces de Paris s’était rendu : on donne ce matin les conditions de la reddition. En ce qui concerne la libération de Bordeaux, le doute subsiste : bien que cet événement ait été annoncé à plusieurs reprises hier et avant hier, aucune précision n’est donnée. Les voyageurs venant d’Angoulême ou de Bordeaux disent n’avoir rien vu : le chef de gare de St Aigulin, renseigné par le chef de train, prétend que rien ne s’est passé à Bordeaux. Et pourtant, les troupes refluent vers le nord, les bateaux tentent de s’échapper de Bordeaux. Ce matin on entend la canonnade du côté du Véron (?) le 2/3 d’un dépôt d’essence a été incendié probablement au Bec d’Ambez, et sans doute par les Allemands en fuite. Pas de journal depuis le 19. Toujours pas de courrier, pas de train.
De Gaulle est entré à Paris hier soir à 7 h aussitôt après la cessation des combats. Tous les récits faits à la radio de ces journées de Paris sont si émouvants et si beaux qu’on a peine à le croire ! Il est certain que ce dut être terrible et glorieux et si des éléments troubles ne viennent pas gâcher ces hauts faits, ce sera une des plus belles pages de l’Histoire de Paris et de la France.
Catherine C... Jeannette Fabre, venant de leur propriété, nous dit que Bordeaux ne serait pas libéré : il y aurait encore de nombreux Allemands qui, nerveux, tirent sur les rassemblements, raflant les bicyclettes pour les jeter à la Garonne (?) font sauter leurs ouvrages, menacent de faire sauter le pont de pierre.
Ici, grave incident dans la soirée, vers 16 heures. Trois Allemands, sont allés à G... demander du vin, des œufs… etc. les métayers qui sont entrés au 15 Août et sont misérables, n’avaient que peu de choses à leur offrir : les soldats se mirent alors à tirer à tort et à travers, effrayant les femmes ; ils se retirèrent après avoir volé de l’argent et divers objets et denrées : ils se rendirent ensuite à Gerbe chez Emile Poitou : là ils tuèrent le père Poitou de 2 balles dans l’épigastre. Deux soldats se dirigèrent sur le Font Sèche, où ils s’enfermèrent. L’autre alla chez Dangoumeau, puis chez Buille à la Tannerie, où il tira, ivre, de nombreux coups de feu, heureusement sans atteindre personne. Quand les secours arrivèrent, l’énergumène partait avec une bouteille d’eau de vie. Il a été cueilli quelques moments plus tard et remis au maquis. Vers 10 h, les 2 compagnons passaient au bout de l'allée et regagnaient leur pont, armés de volailles : ils ont, paraît-il, été cueillis également le 27 au matin. Dans la même journée, les Allemands ont jeté des grenades dans le bureau de poste de ... (illisible).
27 Août - Selon des informations provenant des FFI, la garnison de Bordeaux aurait signé un armistice, aux termes duquel 20 000 hommes de troupes se retireraient au-delà d’Angoulême, le reste capitulant. La radio ne dit rien encore de cette opération : ce matin 27, elle dit seulement que, selon des informations de la frontière espagnole, des Alliés et FFI auraient encerclé 10 000 hommes dans la région de Bordeaux.
28 Août – Ce matin, obsèques de Poitou tué par un ivrogne allemand. 300 personnes environ, laïus du curé et du maire. On parle : tout le monde est maintenant Gaulliste, y compris les plus farouches collaborateurs ! Beaucoup aussi se réclament FFI – mais est-ce vrai ? Bref, l’eau va au moulin. Toujours incertitude sur la situation dans le Sud-Ouest. Canonnade vers Royan et vers Libourne : on dit que cette dernière ville, encerclée par les FFI, est en état de siège, et que Coutras va connaître le même sort. Il semble que la zone comprise entre Bayonne et Bordeaux soit libérée. Mais celle qui est située entre Bordeaux et la Loire doit contenir encore plusieurs divisions. Aucun communiqué officiel ne donne de nouvelles de cette région, qui comprend cependant deux ports importants : La Pallice et Bordeaux. Pour le moment, on craint par ici que les dernières troupes remontant de Bordeaux ne passent par ici et, dans leur débandade, pillent et incendient sur leur passage.
29 Août – ce matin à partir de 9 h très gros bombardements en situation S.O. : il semble bien qu’il s’agisse d’un débarquement, car la puissance des coups révèle l’artillerie de marine. Le portail de l’écurie de René geint sous le souffle. Vers 11 h, le feu cesse à peu près complètement, on voit des fumées.
Je monte aux nouvelles : je trouve tout le monde en liesse : Libourne, Coutras, sont libérés, le village va l’être : des FFI arrivent en camion, armés de mitraillettes : ils vont à Coutras à une prise d’armes. Cérémonie à 3 h aux Eglisottes et ce soir au village. Enfin, le drapeau français flotte librement.
La cérémonie : vers 6 h 1/4 arrivent deux camions chargés, l’un de civils, l’autre de « maquisards » aux frusques et armes disparates, tout à fait « révolution », les débarquent sur la place du Monument aux Morts et se rendent sur la terrasse où a lieu le rassemblement : enfants des écoles, municipalité. De là, défilé par la rue de l’église jusqu’au Monument aux Morts, en face duquel se rangent les FFI au nombre d’une douzaine environ. Présentation des armes, minute de silence, salut aux couleurs, discours de M. le Maire, discours d’un délégué des FFI, dissolution.
Je frémis en voyant cette situation scabreuse du maire, M. C... qui, il y a 3 mois, admirait Henriot et reçoit maintenant les « terroristes assassins » avec la main sur le cœur ! Et tant d’autres dans cette situation
épineuse : le C... s’en tire grâce aux bonnes relations qu’il a gardées avec son successeur en pharmacie, chef FFI du village. Mais à E, son collègue – il est vrai beaucoup plus »collaborant » a été expulsé de la mairie.
Le discours du « délégué » a passé sous silence De Gaulle et la République, fait acclamer la Russie, escamoté l’Angleterre. Au demeurant assez modéré et sans nuance politique très vive. On me dit que la formation était d’extrême gauche, et qu’à E..., elle salua le poing levé. Pourtant, les dirigeants FFI de notre village sont de droite, et même d’extrême droite, puisque B... se dit « Action française ». Des tiraillements sont inévitables entre pareilles tendances.
1er Sept. Le 1er journal « libre » de Bordeaux paraît aujourd’hui : c’est La République du Sud-Ouest – ancienne « France ». Bordeaux est donc libéré, mais l’éditorial indique qu’aucun allié n’est encore apparu dans le S.O. C’est donc par erreur, ou pure manœuvre – pour effrayer les Allemands, que la Radio signalait les premiers Alliés aux environs de Bordeaux.
Une colonne de Basques FFI est passée hier au village: ils ont filé vers Montluc où une colonne allemande était signalée. Des gaillards décidés, ces Basques, quelques Espagnols les accompagnaient.
7 Septembre – Les évènements militaires vont à une telle allure que le temps paraît tout à coup ralenti. 12 jours après Paris, Bruxelles est libérée, et presque aussitôt, les Alliés étaient en Hollande et atteignaient l’Allemagne et sur la ligne Siegfried. La prise d’Anvers presque intact donne aux Alliés un port excellent pour le débarquement des troupes et du matériel à proximité de l’Allemagne. Celle-ci pourra-t-elle résister sur la ligne Siegfried ? Si non, c’est la fin à bref délai. Si oui, la guerre durera encore quelques mois, le temps nécessaire aux Alliés pour masser leur artillerie et pilonner les défenses à coups d’obus et de bombes.
En France, toutes les troupes allemandes sont coupées de leurs bases. Les SS et autres colonnes d’élite résistent désespérément partout où elles sont protégées par des fortifications, notamment sur les côtes, le reste cherche à remonter vers le territoire de Belfort, mais se trouve intercepté par les FFI ou les Américains.
Je suis allé à Bordeaux en auto : long détour par St-Jean de Blagnac, tous les autres ponts étant coupés. Sur tout le trajet, drapeaux en quantité. Contrôles nombreux par FFI aux tenues et armements hétéroclites, très bon enfant et sans aucune insolence révolutionnaire. A Bordeaux, pavoisement unanime, calme et sang froid. Nombreux soldats coloniaux libérés du camp de St-Médard. Les états majors et diverses organisations ont pris la place des Allemands, notamment à l’Hôtel de Bordeaux, Splendid. Les Comités formés par le gouvernement De Gaulle sont nettement orientés à gauche, mais avec à leur tête des hommes rassis et modérés tels que … (deux noms illisibles) Mais dans les communes rurales, il semble que les éléments FFI d’extrême gauche cherchent à pêcher en eau trouble et à prendre les leviers de commande. Heureusement, les nouvelles municipalités, provisoirement, vont être occupées par le comité départemental gaulliste, ce qui est une garantie de modération.
Le comité de propagande gaulliste prend possession du magasin Renault, sur l’Intendance. A mon avis, il faut actuellement se rallier à de Gaulle, qui en dehors de son prestige personnel, représente un élément de stabilité et d’autorité, appuyé sur les garants de Londres et de Washington. Si la France se détache de De Gaulle, ce sera la pagaille tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.
7 Sept. Aujourd’hui, jour de foire au village, un car à panier à salade est arrivé avec des gendarmes chargés de l’arrestation des membres du groupe « collaboration » : D.., T..., B..., L....., R...
9 Sept. Les Alliés sont maintenant arrivés aux abords des frontières allemandes. L’état major ne donne plus que de maigres informations sur les mouvements de troupes, afin de ne pas renseigner l’ennemi. Sans doute, s’il est en train de masser des hommes et du matériel lourd pour enfoncer la ligne Siegfried. Dans les Balkans, la situation de l’Allemagne devient de plus en plus tragique : la Bulgarie, à son tour lui déclare la guerre : les Serbes sont en état d’insurrection, les 20 divisions qui occupent le Sud des Balkans sont coupés de leurs voies de retraite.
En Angleterre, on respire, notamment à Londres. Les rampes de lancement des bombes volantes ayant été annihilées sur le littoral de la Manche.
12 Sept.- Les Alliés ont pénétré en Allemagne et vont livrer assaut à la ligne Siegfried, à moins qu’ils ne les prennent à revers en débarquant au Danemark.
En France, les arrestations se multiplient paraît-il de façon inquiétante. Si la proportion est partout la même qu’au village, il est certain qu’il y a abus. Effet fâcheux.
14 Sept. Aujourd’hui, les filles de petite vertu qui avaient fricoté avec les Boches, ont été tondues sur le balcon de l’ex-kommandantur du village. Il y en a 7 ou 8, dont une de nos anciennes bonnes, la fille de l’adjoint et la femme de l’ancien chef de brigade de gendarmerie. Sanction parfaitement adéquate à la faute. Malgré cela, beaucoup trouvent la scène un peu trop révolutionnaire, il est vrai qu’en l’espèce, le jugement a été lu par de jeunes galopins de l’endroit, fort peu idoines pour prêcher la vertu, simulés FFI paradant dans les rues mais n’ayant jamais participé à aucune action anti-Boches. Le lendemain de la tonsure, l'une d'elles, provocante, se baladait le chef orné d’un superbe turban agrémenté de faux toupets et de boucles d’oreilles rutilantes. Au moins, a-t-elle du caractère, la petite garce !
1er Sept. Le gendre des G... qui était préfet régional de Limoges est revenu, mis en … congé illimité. Il en est de même de J.P. qui est débarqué, mais reste à Marseille en attendant de pouvoir revenir ici.
22 Sept. De Gaulle a fait une tournée à Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux : accueil enthousiaste, brèves allocutions rudement appuyées et pertinentes. On sent, dans l’ensemble de la population,un emballement presque unanime. Le seul point noir est un désaccord entre le gouvernement né à Alger et les dirigeants du mouvement Résistance né en France occupée : le point de friction est la transformation des FFI et autres maquis en armée régulière – ces irréguliers, en partie noyautés par l’extrême gauche répugnent à un embrigadement. D’autre part, le comité de la résistance élabore des mesures très sévères contre les Vichyssois, et des réformes sociales très révolutionnaires. Celles-ci, restructuration des banques, grandes industries, assurances) sont excellentes, quoique d’une application délicate. Quant à l’épuration, elle ne devrait rester, à mon sens, une extrême sévérité qu’à l’égard des chefs coupables. Il y a eu depuis la libération, un nombre beaucoup trop considérable d’arrestations mal fondées, qui transformeront les victimes en opposants alors que beaucoup auraient été prêts à tourner sincèrement casaque. C’est inutile et maladroit, car en définitive, c’est une sorte de reproduction, en sens contraire, des excès des collabos et des Vichyssois.